Technique de la traduction de l'allemand en français
Nous distinguerons ici deux grandes parties :
I Remarques de linguistique générale :
1 Des sons d’abord
2 Les mots : combien ?
3 Le sens des mots : Quel signifié pour quel signifiant ?
4 On restitue des idées, pas des mots !
5 Le non-respect des catégories lexicales
II Traduire l’allemand de Freud
I Remarques de linguistique générale
1 Des sons d’abord
Une langue est d’abord un ensemble d’énoncés oraux, donc de sons, et que l’on appelle phonèmes quand ils permettent d’identifier un mot, lequel est lui-même porteur d’un sens : le mot est appelé le signifiant ; le sens, l’idée est dit(e) le signifié. La transcription écrite de la langue est seconde, et les déformations grammaticales ou lexicales qui interviennent au cours du temps sont au premier chef issues de la pratique orale de la langue. Les ajouts permettant une meilleure prononciation sont très éclairants, par exemple le « t » dans « a-t-on le droit… » ou le changement du « d » en »t » dans « quant à lui… »
2 Les mots : combien ?
Les phonèmes assemblés constituent ce qu’il est convenu d’appeler des mots/signifiants. Ceux-ci sont de nature polysémique : ils ont plusieurs sens : un même signifiant a donc plusieurs signifiés. Cela permet d’exprimer un grand nombre d’idées avec un nombre de mots limité. Ce terme de « limité » est relatif :On estime qu’en moyenne un locuteur possède dans sa langue maternelle environ 20.000 mots différents, et est capable d’en comprendre 10 ou 20.000 autres de façon passive. On imagine sans peine la différence existant entre un locuteur possédant 15.000 mots et un autre en possédant 30.000 !
On a estimé à 100.000 le nombre de mots différents employés par Goethe en allemand et Victor Hugo en français. Un dictionnaire récent français-allemand contient 280.000 mots et expressions ! Il n’est en fait pas possible de comptabiliser tous les mots d’une langue. On considère que l’on parle « couramment » une langue étrangère quand on est capable de maîtriser activement environ les 5.000 mots et expressions les plus fréquent(e)s. Ajoutons que ce nombre doit passer au moins à 15.000 pour un traducteur.
3 Le/Les sens des mots : quel signifié pour quel signifiant ?
La polysémie fondamentale des mots constitue évidemment une grande difficulté pour le traducteur. Généralement, la phrase l’oriente vers un sens particulier, donc lui permet de comprendre l’énoncé. Les sens les plus courants sont recensés dans les dictionnaires : c’est ce qu’on appelle la dénotation. Mais c’est le contexte qui donne le sens réel, ce qu’on appelle la connotation.
Ainsi le terme freudien si fréquent de Vorstellung peut signifier selon le contexte :
a) l’idée qu’on se fait consciemment de quelque chose
(« seine Vorstellung der Lage ist falsch » signifie : « il se fait une fausse idée de la situation. ») ;
b) une représentation (idée, image, son) qui est en fait un produit, une émanation d’un élément inconscient parce que refoulé et qui veut se faire entendre par tous les moyens.
Le terme de die Hilflosigkeit devra par exemple être rendu selon le contexte freudien par l'impuissance ou le sentiment d'impuissance. En langage administratif, il signifie l'état de dépendance, qui donne droit à une aide. Et dans Laienanalyse, le terme de Laien ne signifie ni laïque, ni profane mais pratiquée par des non-médecins.
Dans d’autres cas, aucun dictionnaire ne pourra nous aider, parce que Freud invente des mots composés nouveaux dans des contextes nouveaux. Ainsi, pour reprendre un mot composé déjà cité, le terme de Die Liebesbesetzung ne peut se comprendre qu’en connaissant les problèmes évoqués par Freud du déplacement de l’énergie libidinale hors du sujet ; il faudra traduire par l’investissement libidinal dans l’amour.
Enfin se pose parfois le problème de la collocation : On entend par là le fait de pouvoir mettre ensemble certains mots et pas d’autres. Quand l’allemand parle de, littéralement : une faim d’ours, le français dit : une faim de loup. Quand Freud parle de Triebschicksale, littéralement : destins des pulsions, nous préférons traduire par mutations des pulsions. Quand Freud parle de Wortvorstellung, littéralement : représentation de mot, nous préférons traduire plus clairement par représentation verbale.
4 On restitue des idées, pas des mots !
S’il va donc de soi que l'on traduit dans la langue d’arrivée des idées, des signifiés de la langue de départ et non directement des mots, qui ne sont que des signifiants, le traducteur se réjouit de pouvoir malgré tout employer souvent le même terme français pour un même mot allemand, d'avoir donc une certaine stabilité du vocabulaire ; mais, répétons-le, stabilité n'est pas rigidité : Vouloir toujours traduire le même mot allemand par le même mot français, quel que soit le contexte, peut sembler pratique mais n'est pas pertinent et indique surtout une grande ignorance des mécanismes linguistiques. Ainsi, die Entwicklung pourra se traduire par développement, évolution, ou encore production au sens de naissance, par exemple dans production d'angoisse pour traduire le terme freudien de Angstentwicklung.
5 Le non-respect des catégories lexicales
Les catégories lexicales ou grammaticales n’ont pas à être respectées, simplement parce que la complexité des langues impose une grande souplesse à cet égard.
Ainsi, un adjectif allemand ne doit pas se traduire obligatoirement par un adjectif français, ni un substantif par un substantif, etc. Voici quelques exemples :
Mit der Würdigung des Einflusses organischer Krankheit auf die Libidoverteilung folge ich einer mündlichen Anregung von S. Ferenczi.
« En reconnaissant pleinement l’influence d’une maladie organique sur la répartition de la libido, je suis une suggestion que S. Frenczi m’a faite oralement. »
Remarques : a) le terme de Würdigung implique une forte recoonnaisance, la prise de conscience de la valeur de qch, d’où le rajout de « pleinement» ; b) le bloc «faire oralement » nous semble ici préférable au simple « oral », pour des raisons de style.
Wir sind zum Terminus oder Begriff des Unbewußten auf einem anderen Weg gekommen, durch Verarbeitung von Erfahrungen, in denen die seelische Dynamik eine Rolle spielt.
« Nous sommes parvenus au terme ou au concept d’inconscient par une autre voie, à savoir par le travail effectué sur des expériences dans lesquelles la dynamique du psychisme joue un rôle. »
Remarques : a) le rajout de « à savoir » sert à clarifier l’énoncé ; b) il nous semble également plus clair de parler de « dynamique du psychisme » plutôt que de « dynamique psychique ».
Die Umsetzung von Objektlibido in narzistische Libido, die hier vor sich geht, bringt offenbar ein Aufgeben der Sexualziele, eine Desexualisierung mit sich, also eine Art von Sublimierung.
« La conversion de la libido investie dans l’objet en libido narcissique, qui se produit ici, entraîne manifestement un abandon des buts sexuels, une désexualisation, donc une sorte de sublimation. »
Remarque : La traduction de Objektlibido par « libido d’objet » est indigente. Mais le sommet de l'absurde est atteint quand on traduit un mot composé allemand par deux substantifs reliés par un trait d'union, pratique impossible en français ; traduire das Wahrnehmungsbewußtsein par perception-conscience est un barbarisme doublé d'un non-sens (traduction correcte : la conscience dans sa fonction perceptive).
II Traduire l’allemand de Freud
1 L’allemand de Freud est la langue standard, appelée Hochdeutsch, par opposition aux dialectes ; les œuvres du maître de Vienne ne contiennent pas de termes issus du dialecte viennois ni de yiddish, que l’on peut cependant trouver dans sa correspondance privée.
2 Freud emploie dans ses œuvres un vocabulaire parfois spécialisé, mais il utilise le plus souvent des mots très courants en allemand ; il est vrai qu'il leur donne fréquemment un éclairage particulier, celui précisément de la psychanalyse, qui demande à être examiné avec soin : die Vorstellung, die Übertragung, die Verdrängung, la représentation, le transfert, le refoulement, sont des cas typiques.
3 Traduire Freud, c'est, au-delà des mots, comprendre la globalité de son propos, car on ne traduit jamais des mots ni même des phrases isolées, chez Freud encore moins qu'ailleurs. Ainsi, l'expression die Durcharbeitung der Widerstände c'est, mot à mot, le travail à fond des résistances ; il faut avoir compris toute l'idée freudienne pour traduire correctement par le désamorçage des résistances.
Disons-le d'emblée : le style germanique en général et celui de Freud en particulier rend parfois la tâche difficile, car Freud forme souvent des phrases longues, avec un désir de concision, un effort pour exprimer plusieurs choses en peu de mots, qui obscurcissent son propos.
4 Enfin, on l’a vu en détail dans une autre rubrique, Freud se sert souvent de la possibilité, inconnue du français, de former des mots composés, dont la compréhension peut être délicate, car il faut deviner par le contexte le lien qui unit les différents éléments. Ainsi, die Urteilsverwerfung n'est pas un "jugement de condamnation" mais le rejet de la pulsion condamnée par le moi.
5 La psychanalyse rend obligatoire la formation de quelques néologismes, tel que le clivage du moi pour rendre die Ichspaltung, ou abréaction pour die Abreaktion, on ne peut pas en faire l'économie. Mais une traduction de Freud en français ne doit pas devenir une langue hautement spécialisée, rendue ésotérique par la création de nombreux néologismes : Le français doit être aussi clair pour un francophone que l'allemand de Freud l'est pour un germanophone. Cela implique le respect en français du niveau de langue équivalent en allemand, et, autant que faire se peut, la tentative de rendre un équivalent de la sonorité originelle.
Ainsi, dans le chapitre III de Jenseits des Lustprinzips, « Au-delà du principe du plaisir » de 1920, Freud parle du jeu d’un garçon d’un an et demi , jeu consistant à faire disparaître dans son petit lit une bobine reliée à un fil, puis à la récupérer avec plaisir en tirant sur le fil. Quand la bobine disparaît, l’enfant dit : « o-o-o-o », et Freud comprend que cela signifie « fort », donc « parti ». Il faut donc traduire ici ce « o-o-o--o » par « pa-a-ti ! », le jeu consistant à mimer l’absence et la réapparition de la mère.
Quand la bobine réapparaît, l’enfant dit « da », soit : « là, voilà ! »
Il est parfois bien difficile de tout concilier, mais, dans tous les cas, le français, langue d’arrivée, doit être correct, clair, fluide et si possible élégant.