Wo Es war, soll Ich werden

 


 
Wo Es war, soll Ich werden

 

Il faut reconnaître que la traduction de Freud en français se heurte parfois à de réelles difficultés. C'est le cas du célèbre Wo Es war, soll Ich werden, qui clôt la 31è des Nouvelles Conférences de 1932 : une sorte d'aphorisme brillant mais dont la concision laisse la place à plusieurs interprétations quand on veut analyser la phrase en détail.  

  

 Les traductions ont été nombreuses ; citons : a) Le moi doit déloger le ça ; b) Où était le Ça, le Moi doit advenir ; c) Là où était le Ça, Je doit / dois advenir ; d) Où C'était, Je dois advenir ; e) Là où était du ça, doit advenir du moi ; f) Le ça doit devenir le moi. 

  

 La difficulté de la traduction tient à cette concision de la formule de Freud, malgré — ou à cause de — la grande simplicité du vocabulaire utilisé : Wo = où ; Es = cela / ça / Ça ; war = était ; soll = doit (au sens d'exhortation, de recommandation morale) ; Ich = je / Je / moi ; werden est plus complexe, car il peut signifier : devenir / naître / se développer / survenir. 

  

 On saisit mieux cette formule insérée dans ce qui suit et ce qui précède. Freud parle des efforts thérapeutiques de la psychanalyse et précise : 

  

Ihre Absicht ist ja, das Ich zu stärken, es vom Über-Ich unabhängiger zu machen, sein Wahrnehmungsfeld zu erweitern und seine Organisation auszubauen, so dass es sich neue Stücke des Es aneignen kann.  

 Traduction : Leur but est en effet de renforcer le Moi, de le rendre plus indépendant du Surmoi, d'élargir son champ de perception et de développer son organisation, de telle sorte qu'il puisse s'approprier / assimiler de nouveaux éléments du Ça. 

  

 La phrase qui suit le Wo Es war, soll Ich werden est la dernière de cette 31ème Nouvelle Conférence :

 

 

Es ist Kulturarbeit wie etwa die Trockenlegung der Zuydersee. 

 Traduction : C''est un travail de civilisation tel que l'assèchement du Zuiderzee.  

Le Zuiderzee de Hollande, sorte de mer intérieure dans une vaste baie produite par les tempêtes de la mer du Nord, fut en partie poldérisé, ce qui fit gagner 220.000 ha sur la mer.  

  

 On comprend bien ce que Freud veut nous dire : Les éléments qui sont inconscients doivent, dans le travail de l'analyse, devenir conscients, souvent en devenant préconscients, ce qui explique le war = était : le ça qui doit accéder à la conscience n'est plus inconscient et pas encore conscient. 

  

 Pluiseurs questions se posent : 1) On voit bien le jeu de mots entre Es et Ich (= cela / (le) ça, je / (le) moi), mais l'absence d'article devant Es et Ich permet-elle de comprendre "du ça, du moi" ? Peut-être faut-il appliquer ici le précepte freudien : en métapsychologie, le sujet qui dit X ou bien Y veut dire en fait à la fois X et Y. De toute façon, on parle bien d'éléments inconscients, pas de tout l'inconscient. 

  

 2) Comment évoquer en français une idée de direction, werden n'évoquant pas une relation spatiale mais une naissance ou une évolution ? Freud ne dit pas que le moi va où était le ça ; pour indiquer une idée de direction, l'allemand ne peut se contenter du seul Wo, il doit ajouter un -hin ; exemple : Où es-tu? = Wo bist du? ; Où vas-tu ? = Wohin gehst du? Mais Freud n'a pas écrit Wo Es war, dorthin soll Ich kommen! 

  

 3) Il y a au moins quatre sens possibles pour le werden : devenir, naître, se développer, survenir ; lequel chosir ? 

  

 4) On ne peut pas traduire : Où était le ça, le moi doit devenir ou survenir, la phrase n'est pas française. L'emploi du verbe "advenir" n'est pas correct non plus : "advenir" se dit en français moderne de quelque chose qui survient, se produit, on ne peut l'appliquer au moi ; on dira en français correct : "qu'est-il advenu de lui ?" Dire que "le moi advient" ou que" j'adviens", comme le fait Lacan, est peut-être poétique, mais pas français. 

  

 On peut remarquer en outre que la formule de Freud n'est compréhensible qu'à un germanophone qui connaît la psychanalyse, parce que, telle quelle, la phrase peut simplement signifier qu'il y avait du Ça à un endroit, et que le / du Moi doit naître ou exister à ce même endroit. Le lien entre le Ça et le Moi n'est pas défini. Mais est-ce vraiment cela qu'a écrit Freud ? 

Il y a lieu en fait de penser que le wo n'a pas ici le sens spatial courant (où), mais un second sens, également courant, équivalant à un quand, chaque fois que, partout, où par exemple dans la phrase banale : er hilft, wo immer er kann : il aide quand il peut / chaque fois que cela lui est possible.  

 Freud l'emploie aussi dans ce sens, par exemple quand il écrit dans Triebe und Triebschicksale (pulsions et mutations des pulsions), à propos des différentes sortes de pulsions :  

  

Man kann nichts dagegen einwenden, wenn jemand den Begriff eines Spieltriebes, Destruktionstriebes (…) in Anwendung bringt, wo der Gegenstand es fordert…  

 Traduction : "Il n'y a rien à objecter au fait que quelqu'un ait recours au concept de pulsion du jeu ou de destruction (…), lorsque l'objet de la discussion le demande…" 

  

 Cela nous permet donc de comprendre que le moi ne va pas là où était le ça ; une réflexion de plus nous donne à penser que le Ich peut être attribut, pas sujet du verbe werden : Dans cette optique, c'est le ça qui devient le moi !  

 En fait, si Freud avait voulu être plus clair, il aurait probablement ajouté : Wo Es war, soll dieses Es Ich werden, mais, si l'ambiguïté eût été levée, la formule eût été moins percutante. 

  

 Le prétérit war, on l'a vu, se réfère implicitement au fait qu'un contenu inconscient ne peut parvenir à la conscience qu'en devenant d'abord préconscient, donc en n'étant déjà plus tout à fait inconscient.  

  

 La traduction française de la formule freudienne se doit d'être parfaitement claire, même si l'original est moins évident qu'il n'y paraît. D'où au moins deux possibilités :   

- Partout où il était inconscient, un élément du Ça doit parvenir à la conscience du Moi.   

 - Chaque fois qu'il était inconscient, un élément doit parvenir à la conscience du Moi.

 
 



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